Cette fin de semaine, j’avais le choix entre : parler des « prix » qui distinguent finalement que le premier sur 1 000 car la presse ne retient jamais les autres, de conclure que l’on ne parle pas dans ces prix de l’aventure humaine et des talents uniques des femmes et hommes concernés, mais que l’on réduit le talent à la performance d’un algorithme qui ne crée pas de valeur, car le monde est devenu participatif et pas sélectif. Conclusion en 1 seule phrase (un peu longue), nous constatons que nous ne pouvons pas en faire un thème de réflexion. Next step…
Le deuxième sujet qui a marqué l’actualité gastronomique est l’article dans Libération : Restauration : la face cachée des étoiles de Charlotte Belaich.
Une journaliste explique que les étoilés, on comprend donc l’ensemble de l’élite de la restauration, est touchée par une multitude de phénomènes qui conduisent les salariés de ces maisons à vivre un calvaire.
Ce qui attire mon attention dans ce type d’article, c’est le manque de pondération. Concrètement, à la lecture de ce document, le néophyte a presque la sensation que 660 maisons sont gangrenées par un management orchestré autour du mal-être au travail, la violence, la peur, le sacrifice, la brutalité, l’autorité, la pression, la difficulté, le machisme, la manipulation, le vice, la soumission, l’effondrement, l’exploitation, la culpabilisation.
L’article est d’une plume remarquable car grâce à son cocon sémantique, il dénonce avec force. Nourri de témoignages, cela apporte une authenticité et, ce qui choque le grand public en communication, c’est quand un phénomène est d’ampleur et orchestré.
En même temps, est-ce-que dans cet article, j’ai aussi l’opinion des autres collaborateurs des 654 autres tables ?
Que l’on ne se trompe pas sur ma réflexion du week-end, si les faits décrits sont avérés, mon premier conseil est de partir de l’entreprise et de ne vous faire aucun souci : le marché du travail en cuisine et en salle est tellement en crise que je pense qu’avec mon seul compte linkedIn je vous trouve un emploi serein dès le lendemain !
Ensuite, à vous de saisir les organismes compétents pour que cela cesse, car le respect de l’autre est essentiel au cœur de notre société bourrée d’incertitudes et de complexité.
J’ai la chance de travailler pour plus de 350 maisons étoilées, et plus particulièrement les 1 étoile ou j’espère que Libération après cette phase de dénonciation sûrement nécessaire pour alerter et faire prendre conscience, s’assurera de regarder aussi comment ces maisons de famille, ambassadrices de leur région ont changé les codes depuis bien longtemps. Alors qu’eux même à l’époque, on appris au cœur d’un monde dur, mais ils n’ont pas répété les méthodes de leurs aînés.
Pour ma part, j’ai connu que deux maisons où j’ai exercé ce métier de cuisinier et de serveur : Jean-Paul Jeunet et Monsieur Loiseau. Dans les années 1995, nous ne pouvons pas dire que les conditions de travail étaient des meilleures, à Saulieu, pour le logement, nous avions des matelas par terre dans une salle de 15 mètres carrés, où nous étions deux par chambre. Le soir, les stagiaires japonais qui faisaient des stages de 2 ans parfumaient les chambres avec des crevettes sautées, et les douches communes étaient nettoyées une fois tous les 15 jours avec un bidon d’eau de javel jeté sur les murs. Nous étions à une moyenne de 14 heures par jour. J’ai commencé stagiaire et à l’époque, cette maison ne rémunérait pas les stagiaires, ainsi pour travailler dans un 3 étoiles, j’avais fait un prêt à la banque, la semaine j’étais à Saulieu et le week-end, je faisais des extras chez Jean Paul Jeunet pour avoir une rémunération.
Cette époque qui date de plus de vingt ans est révolue, sauf peut-être dans les 3 étoiles en Espagne, cependant, il y a un point commun entre les deux hommes qui pour moi est fondateur : personne ne les appelait « chef ». En Arbois, chaque collaborateur appelait les dirigeants par leur prénom : Jean Paul et Nadine. A Saulieu, au cœur d’une entreprise plus grande, c’était Madame et Monsieur Loiseau. Sans le savoir les deux personnages avaient déjà cassé l’esprit militaire et la sémantique s’imposait au final dans la codification du Palace à la « RITZ. »
C’est la première question que nous pouvons nous poser : mais pourquoi, vos salariés vous appellent « chef » ?
Pourquoi dès un premier acte de communication avec l’autre, ce métier instaure une hiérarchie qui codifie un sens de l’asservissement ?
Par une simple décision au cœur de votre entreprise de vous faire appeler par vos patronymes, nous aurions une première étape symbolique qui elle devra se poursuivre ensuite par une seule technique de management : la considération.
Je suis déjà has-been car pour faire plein de likes dans les réseaux sociaux professionnels, il faudrait parler de bienveillance : « une affection qui vous porte à désirer le bonheur de votre prochain ».
Alors que je suis plutôt de la philosophie de Maupassant : « On le traitait d’ailleurs avec la considération méritée par sa conduite exemplaire » (Maupassant, Contes et nouvelles,t. 1, L’Assassin, 1887, p. 591).
Je ne suis donc pas un partisan de la « bienveillance » mais un défenseur de la « considération », car elle exprime le reflet d’une conduite exemplaire et du mérite.
Etre exemplaire dans un monde complexe est difficile car il faut que ses collaborateurs gagnent en autonomie et en responsabilité pour qu’ils trouvent du sens à leur action.
La gastronomie, c’est un secteur de la haute performance, et lorsque l’on travaille dans ce secteur, le manager ne doit pas être maternant ou autocrate : il doit développer le sens de la « coopération ».
En réalité, j’avais un matelas peut confortable, mais compensé par une équipe de managers qui dès 1995 avaient compris que la coopération était le succès de notre engagement personnel : nous n’étions plus des cuisiniers, mais des gladiateurs ou force et honneur résonnaient en chacun de nos actes.
Une grande majorité de tables ont continué à mettre au cœur de leur processus « considération » et « coopération » comme je l’ai perçu chez Monsieur Loiseau ou Jean-Paul.
Pour gagner en compétence au cœur de ce secteur, il est nécessaire que les managers offrent un socle de structure plus fort qu’ailleurs, imaginé sur des basiques solides de métier, qui deviennent au fur à mesure des enseignements, des réflexes puis des rituels pour les équipes.
Ainsi, la structure offre la conviction, et la conviction offre la quête d’excellence. Lorsque j’interviens en conférence ou formation sur ces sujets auprès des équipes de restauration, je comprends que le changement est déjà en marche, et que les temps de débriefing prennent aussi leur place au sein des établissements pour accompagner les collaborateurs dans la progression métier.
La dénonciation est peut-être un phénomène utile à notre société pour la faire progresser, mais l’analyse en profondeur des techniques de management de la majorité des maisons est aussi nécessaire pour mieux éclairer.
PS : Toutes mes pensées vont aux professionnels du tourisme et de la restauration, durement impactés par les violences urbaines ce jour.