La gastronomie française vit-elle sa première période de fragmentation ?

La gastronomie française est née de deux sources d’inspirations, d’un côté les cuisines locales qui ont évolué vers des prestations gastronomiques, elles règnent sur l’ensemble du territoire français. De l’autre, une gastronomie aristocratique, née dans les palais de la Cour, qui s’est principalement concentrée à Paris au cours du temps.

Le modèle économique de ces deux gastronomies est un modèle d’offre, c’est-à-dire que le restaurateur ne répond pas à une demande préalable de la clientèle mais il définit une prestation, qui cherche alors sa clientèle. En cherchant à devenir unique, le restaurateur cherche des distinctions, ainsi sa visibilité s’améliore et permet de rencontrer un public.

L’écosystème d’un restaurant gastronomique repose sur des principes culturels et sociaux : la manière dont les équipes sont formées, la transmission entre générations, le culte du patrimoine, la recherche d’innovation, la recherche de produit d’exception, la mise en scène d’un service de qualité. Souvent les recettes manifestent de la sophistication, de la créativité, et sont fortement consommatrices en temps.

Cependant, l’avenir de la grande lignée de la gastronomie est incertain, car il s’agit de la question de la succession du créateur. Le principal capital du restaurant gastronomique est en effet la réputation de son chef, directement liée à son talent et son investissement personnel dans l’établissement. En conséquence, sans lui ou sans elle, nous observons des modèles qui souhaitent se transformer « en griffe » pour durer et cherchent à renouer avec leur racine pour cela. Peut-être par peur de l’avenir, par manque de confiance en la capacité des équipes à se mobiliser pour un avenir meilleur, je ne sais pas.

Beaucoup pensent que l’empreinte est importante : je ne suis pas de ceux là car si Vuitton fabriquait encore des malles bombées aussi lourdes qu’à l’époque et si la direction n’avait pas nommé des nouveaux créateurs à ses collections, je ne suis pas sûr que les consommateurs contemporains auraient suivi.

En parallèle, j’observe surtout une fragmentation de la gastronomie. C’est peut-être le premier stade de la décomposition, c’est-à-dire la destruction du lien qui unissait des unités entre elles, unités de codes, unités des personnels formés à des usages, unités des sélections de produits qui se voulaient les meilleurs de France fournis en circuit court et pas seulement issus d’un territoire restreint, unité des offres de prix, unité des distinctions des guides qui ne laissaient pas apparaitre autant d’écart d’expérience pour un client entre une table et une autre dès lors où elles avaient le même symbole.

Plus j’avance dans mes rencontres, plus j’observe cette fragmentation qui donne maintenant naissance jusqu’à des concepts éphémères comme des soirées ou des restaurants. Des engagements courts à tous les niveaux, nous ne voulons plus transmettre nous voulons juste étonner. Les entrepreneurs se projettent à moins de 3 à 5 ans pour les ambiances de leur restaurant et les salariés de leur côté consacrent 8 à 18 mois au maximum dans une entreprise pour gagner en référence mais plus en expérience.

Nous passons d’une ancienne ère que l’on pourrait baptiser « intégration » où des chefs et cheffes adhéraient à un système et du mentorat pour faire briller la gastronomie française dans le monde à une fragmentation des codes proposant de nouvelles alternatives courtes et concentrées, les Anglais allant même jusqu’à revendiquer que la gastronomie, comme les fromages de France, ne sont plus en conséquence, les plus remarquables au monde.

La réalité est qu’une grande majorité de chefs et cheffes s’entendent vouloir emprunter des trajectoires différenciées de la gastronomie aristocratiques ou issues des cuisines locales.

Il suffit de lire les menus en carte blanche sans carte de restaurant, les services en tenues de plus en plus décontractées, les carrières qui se veulent plus médiatiques, les guides gastronomiques qui en 6 mois d’exploitation d’un restaurant sont prêts à discerner une première étoile ou 3 toques, les cartes de vins exclusives de vin nature, et les consommateurs ne voulant presque plus retourner dans le même restaurant mais seulement être présents à leur lancement pour indiquer sur Instagram qu’ils y étaient.

La fragmentation nous a fait perdre le rapport au temps.

Elle nous dirige vers une gastronomie éphémère.

Nous passons donc d’une gastronomie de patrimoine basée sur l’enseignement des recettes et des usages, à une gastronomie de spécificité. Cette gastronomie de spécificité ose tout jusqu’au dérèglement de l’association des aliments car ils sont considérés comme des codes issus de la cuisine classique donc bourgeoise donc élitiste. Elle travaille des jus courts et moins de sauces, elle s’entête à travailler les acides dans une majorité des plats pour « twister ».

Cette fragmentation fait naître de nouveaux enjeux en plus des deux courants fondateurs de la gastronomie, ce qui est passionnant c’est que nous allons vers une gastronomie qui reste à définir et à enseigner : elle ne sera pas populaire comme dans certains pays qui basent tout sur les produits du terroir et les recettes locales, elle ne sera pas d’ancrage territorial car nous savons déjà la faire, elle sera nouvelle, alternative, plurielle, elle sera surement liée à des ressources spécifiques, elle sera moderne tout en respectant le patrimoine et elle sera hétérogène : en un mot, nous allons vers la gastronomie du pluralisme.

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